Archives
18.12.2025

L’œil de Lorenzo

L’œil de Lorenzo Contactez-nous

En novembre, nous nous sommes plongés dans les archives du travail de Camille. L’occasion de découvrir ou redécouvrir des photos prises au Soudan du Sud et en Centrafrique, commentées par Lorenzo Virgili, membre actif de l’association et du jury du Prix Camille Lepage, et commissaire de l’exposition Hommage. 

 

 

Camille a travaillé au Soudan du sud de juillet 2012 à février 2014. Cette photo a été prise le 5 avril 2013. On est à Juba, la capitale, plus précisément au stade de basket, où une équipe de joueurs handicapés, essentiellement composée d’anciens soldats, s’entraîne.

Camille avait choisi d’habiter sur place car elle avait envie de parler d’endroits peu médiatisés. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le conflit actuel du Soudan est peu médiatisé alors que l’on compte 150 000 morts depuis deux ans, et des dizaines de millions de déplacés. À l’époque où Camille y vivait, c’était la même chose. C’est une zone en conflit depuis 1980.

On a choisi cette image pour la couverture du livre « Pure colère » que l’on ne voulait ni dure, ni brutale. On était d’ailleurs plusieurs à la choisir. Cette image était à la fois intrigante et belle. Intrigante car on ne sait pas bien si l’homme tient sur une seule jambe. On ne sait pas non plus ce qu’est devenue l’ombre du deuxième bras sur le mur. Belle par son graphisme, son esthétisme, dans son contraste et ses ombres, même si la beauté, c’est très subjectif. On la trouvait aussi évocatrice d’une atmosphère tendue, propice au livre.

 

 

Cette photo et la suivante ont été prises à deux moments différents dans la même zone géographique, le Sud Kordofan, qui se situe au sud du Soudan et où Camille est venue régulièrement pour couvrir cette zone sur un temps assez long. Cela dénote une chose qui est importante : Camille n’était pas une envoyée spéciale qui venait à un endroit, qui traitait son sujet et rentrait. Elle était implantée et restait dans le temps : c’est une particularité de sa posture et de son travail.

Pourquoi j’ai choisi ces deux images ? Parce que je les trouve très belles, même si, comme on le disait, la beauté est toujours subjective. On se demande souvent si on peut photographier de manière esthétique des choses qui sont dures. Je pense surtout qu’une image est belle quand elle est facile à lire, claire, et qu’elle rend l’information plus digeste. L’esthétisme permet cela.

Cette première image date du 2 novembre 2012. Elle a été prise dans le village d’Heiban. Elle a une composition extrêmement forte avec ces deux éléments, le petit garçon et le bâton qui s’inscrivent en contraste dans ce décor laminé. Ce petit garçon a un nom : il s’appelle Al Hadi, il a 6 ans. Et le fait qu’on ait cette information, ça dénote aussi une chose : Camille était en relation avec les gens. Le village a été bombardé, Al Hadi s’est d’abord enfui, puis il y revient. Là-bas, il est de tradition d’inciter les enfants à dessiner sur les murs le souvenir de leur habitat. La légende de la photo dit qu’il dessine les bombardements. Il y a des personnages qui se tiennent la main, d’autres qui ont l’air d’être des super héros. Ce que je vois surtout, c’est comment ce gamin est confronté à la destruction de son habitat, et comment il le raconte.

 

 

Le couple est dans le village de Kauda, le 21 novembre 2012. Le village vient d’être bombardé, les ruines sont encore fumantes. Le village est en cendres et les récoltes ont été détruites. C’est une situation classique dans un conflit : les populations civiles sont impactées et leurs ressources alimentaires aussi, ce qui va créer des situations de famine et d’exode.

Ce couple revient là où il a vécu, et il ne leur reste plus rien. Ils peuvent compter sur eux, et uniquement sur eux pour continuer à vivre. Ils sont forts ensemble, du moins c’est ce que l’on extrapole. Souvent, les images viennent nous toucher parce qu’elles évoquent chez nous des symboles, des références. On peut se projeter dans ce couple, quand on tient la main de sa compagne ou de son compagnon. Mais eux sont dans un décor de désolation, c’est ce qui fait à la fois la proximité et l’impact. C’est un autre monde.

Le contraste sert cette image, même si rien n’a été fait pour en faire une belle image. C’est un vieux débat récurrent dans le domaine de la photographie : certaines personnes sont opposées à ce qu’on appelle l’esthétisation de la guerre. La question peut se poser, elle est intéressante. Mais d’autres personnes ne se la posent pas et font de belles photos.

 

 

Cette photo, prise en Centrafrique, était exposée à Angers l’an dernier. Un jour, alors que Maryvonne, la mère de Camille, était sur place, elle a vu un groupe de femmes africaines entrer dans la salle. À un moment, l’une de ces femmes s’est approchée d’elle et lui a dit en montrant cette photo : « Ce cercueil, c’est celui de mon oncle. Merci de lui rendre cet hommage ». Cette femme avait trouvé exil en France. Elle avait rejoint un foyer de migrants et avait eu connaissance par la presse locale de cette exposition sur la Centrafrique à Angers. En visitant l’exposition, elle avait reconnu cette scène, le cercueil, et sa famille qui le portait. Voir cette image l’avait bouleversée. Maryvonne avait été très émue qu’une photo de sa fille ait pu avoir cet impact, ce rôle, cette histoire si singulière.